XI
Des Hommes Honnêtes
Voilà donc à quoi aboutissaient toutes ses années au barreau comme avocat et comme juge : John Adams présidait un procès en sorcellerie à Cambridge. Ah, quelle honte ! Il avait en son temps joué au philosophe et causé un incident international durant sa collaboration à la révolution appalachienne. Il avait défendu l’union entre la Nouvelle-Angleterre et les États-Unis et défié le Protecteur de le faire arrêter pour trahison. Il avait demandé l’interdiction de commercer avec les colonies de la Couronne tant qu’elles persisteraient dans le trafic d’esclaves au moment même où ses compatriotes de Nouvelle-Angleterre réclamaient à cor et à cri de s’y lancer à leur tour. Depuis 1760, John Adams avait trempé dans toutes les affaires d’importation de son pays. Il avait même fondé une dynastie, à ce qu’il semblait, maintenant que son fils John Quincy était gouverneur du Massachusetts et président du conseil de Nouvelle-Angleterre. Au cours des quinze dernières années il s’était distingué en tant que juriste et avait fini par gagner l’amour de ses compagnons yankees lorsqu’il avait refusé une affectation à la cour supérieure de justice du Protecteur en Angleterre, préférant rester « parmi les hommes libres d’Amérique ».
Et aujourd’hui il lui fallait siéger à un procès en sorcellerie. Le sorceleur à tête de crapaud, Quill, était venu le voir dès son arrivée à Cambridge la veille au soir et lui avait rappelé que son devoir lui imposait de faire respecter la loi – comme si John Adams avait besoin que des Quill lui soufflent son devoir. « Je n’ai en aucune façon outrepassé la loi, avait dit Quill, comme vous le constaterez à l’écoute des témoignages des sorciers, à moins qu’ils ne mentent.
— Que Dieu nous aide si les sorciers se mettent à mentir », avait murmuré John. Quill n’avait pas saisi l’ironie de la réponse qu’il avait prise au premier degré. Bah, tant mieux. John s’en moquait si l’autre s’en repartait content du moment qu’il s’en repartait.
John aurait dû mourir l’année précédente lorsqu’il avait attrapé la grippe. Il tenait de source sûre que les journaux de Boston avaient tous réservé une double page pour sa nécrologie. Précisément l’espace consacré au panégyrique du dernier Protecteur quand il avait quitté les tourments de ce monde. C’était agréable de se sentir l’égal des dirigeants et des potentats, même s’il n’avait jamais vraiment réussi à rattacher la Nouvelle-Angleterre aux États-Unis et par conséquent jamais eu l’occasion de jouer aucun rôle dans cette expérience exceptionnelle. Il était donc resté ici, parmi ses braves concitoyens qu’il aimait sincèrement comme des frères et des sœurs, quand bien même il aspirait de temps en temps à voir un visage sortant de l’ordinaire.
Des procès en sorcellerie, pourtant… Une horreur, une survivance du Moyen Âge. Une honte pour la Nouvelle-Angleterre.
Mais la loi, c’est la loi. On avait porté une accusation, il fallait donc tenir procès, du moins en ouvrir un. Quill aurait l’occasion d’envoyer à la potence un malheureux – tant qu’il ne violerait pas les prérogatives de la cour ni n’étendrait les pouvoirs de la loi au-delà de leurs limites prévues et naturelles.
Pour l’heure, John Adams prenait son petit-déjeuner en compagnie de son ancien élève Hezekiah Study. Je fais deux poids, deux mesures, reconnut John Adams en son for intérieur. J’ai trouvé la visite de Quill hier soir du plus mauvais goût. Alors que je compte bien apprécier celle d’Hezekiah, qui vise pourtant elle aussi à influencer mon jugement dans le cas présent. Bah, le premier imbécile venu peut être logique, et la plupart des imbéciles le sont.
« Cambridge n’est plus ce qu’elle était, dit John à Hezekiah. Les étudiants ne portent pas leur robe.
— C’est passé de mode, fit Hezekiah. Mais, s’ils avaient su que vous veniez, ils l’auraient peut-être remise. Votre avis sur la question est notoire.
— Ces jeunes gens ne voudraient même pas se faire la raie pour une relique comme moi.
— Une sainte relique, monsieur ? » demanda Hezekiah.
John grimaça. « Oh, faut-il donc que vous m’appeliez “monsieur” ?
— J’ai été votre étudiant. Vous m’avez fait connaître Platon et Homère.
— Mais vous auriez préféré Aristophane, autant qu’il m’en souvienne. » John Adams soupira. « Vous comprenez, tous mes pairs sont morts. Si quelqu’un sur cette terre doit m’appeler John, ce sera forcément un ami qui m’a jadis appelé “monsieur” à cause de mon plus grand âge. Il faudrait instaurer une nouvelle règle sociale. À partir de cinquante ans, nous devrions tous garder indéfiniment le même âge.
— John, alors, fit Hezekiah. J’ai su que Dieu avait entendu ma prière quand j’ai appris que c’était vous et nul autre qu’on chargeait de l’affaire.
— Un des juges se meurt en toussant dans des mouchoirs pleins de sang, l’autre enterre sa femme, et c’est de cette façon que Dieu répond à vos prières, d’après vous ?
— Vous n’étiez pas prévu, et pourtant vous voici. Un procès en sorcellerie, monsieur. John.
— Monsieur John, maintenant. Pourquoi pas sir John, tant que vous y êtes, histoire de m’anoblir ? »
L’idée d’incarner la réponse à la prière d’un dévot lui donnait envie de rire. Vu que ses propres prières restaient la plupart du temps lettre morte, semblait-il, il trouvait quand même injuste que Dieu lui assigne le rôle du gros lot dans le jeu mystique d’un autre.
« Je connais vos sentiments sur les sorciers, dit Hezekiah.
— Vous les connaissez aussi sur la loi, dit John. Je ne crois peut-être pas au délit, mais il ne faut pas en déduire que je serai de parti pris dans le déroulement du procès. » Oh, mieux valait cesser de faire croire que la question venait par hasard dans le cours de la discussion. « Quel intérêt avez-vous dans l’affaire ? Ne défendiez-vous pas ce genre de cause du temps où vous étiez avocat ?
— Je n’ai jamais été un bon avocat. »
John perçut la tristesse dans sa voix. Encore obsédé après toutes ces années ? « Vous étiez excellent Hezekiah. Mais que vaut un homme de loi face à une populace superstitieuse et bornée ? »
Hezekiah sourit faiblement « Vous savez, j’imagine, qu’on a arrêté l’avocat du forgeron hier soir. »
Quill n’avait pas jugé utile de mentionner cette petite cachotterie, mais John avait appris la nouvelle par le shérif. « Je comprends maintenant. Les avocats se succèdent pour défendre cet homme mais sont mis en accusation les uns après les autres, puis sous les verrous. Ainsi le procès suit son cours jusqu’à ce que tous les avocats se retrouvent en prison. »
Hezekiah sourit. « Certains ne pourraient rêver meilleur dénouement. »
John gloussa avec lui puis soupira. « Ne vous inquiétez pas, Hezekiah. Il n’est pas question qu’on enferme des avocats de la défense en cellule pour mieux favoriser les arguments des sorceleurs. Mais vous ne devriez pas m’en parler.
— Oh, je connaissais d’avance votre réaction, fit Hezekiah. Si Quill s’imaginait s’en tirer à bon compte… Enfin, vous comprendrez quand vous verrez l’avocat. Question caractère, il en remontre à Quill !
— C’est risqué de vouloir l’affronter sur ce terrain.
— Mais je ne veux pas vous parler de l’avocat. C’est une autre question que je souhaiterais soumettre à votre attention.
— Soumettez-la en audience publique, alors, Hezekiah.
— Je ne peux pas. Et ce n’est pas un élément à verser au dossier, de toute façon.
— Alors parlez-m’en après.
— S’il vous plaît, ne me torturez pas, mon ami, fit Hezekiah. Je ne voudrais rien commettre qui soit contraire à l’éthique. Faites-moi assez confiance pour m’entendre jusqu’au bout.
— Si c’est à propos de l’affaire…
— C’est à propos de l’accusatrice…
— Qui sera également prévenue à son propre procès.
— Elle n’aura pas de procès. Elle collabore avec Quill. Aucune incidence sur une action en justice n’est donc à craindre.
— Ne rendez pas Quill responsable de cette femme. Elle est venue de son plein gré porter cette accusation.
— Je sais, monsieur. John. Mais il ne s’agit pas d’une accusatrice ordinaire. Ses parents ont été pendus comme sorciers dès sa naissance. À vrai dire, son père a même fait le grand saut, comme on dit, avant qu’elle naisse, et sa mère peu de semaines après. Elle l’a découvert il y a quelques jours seulement, ce qui l’a mise dans un tel état qu’elle…
— Qu’elle a porté une fausse accusation contre un étranger ? »
John grimaça. « Vous avez un peu de jaune d’œuf sur le menton. »
Hezekiah s’essuya dans sa serviette. « Je ne crois pas l’accusation fausse », fit-il.
John lui jeta un regard noir. « Je me réjouis que vous n’ayez rien dit pour discréditer ce forgeron.
— Je ne veux pas dire que c’est objectivement vrai, je veux dire qu’elle parle franchement. Ses intentions sont pures. Elle croit à l’accusation. »
John roula des yeux. « Combien faut-il que je pende de gens pour satisfaire une fille superstitieuse ? »
Hezekiah détourna le regard. « Elle n’est pas superstitieuse, monsieur. C’est une jeune femme douce, généreuse et très intelligente. Elle a étudié avec moi et assisté à des cours.
— Oh, bien. L’étudiante et ses professeurs. Voilà pourquoi les dizainiers ont fait une descente sur Harvard et emmené la moitié de la faculté pour interrogatoire.
— Elle n’en est pas responsable, monsieur. Elle refuse d’accuser qui que ce soit en dehors des premiers prévenus.
— Jusqu’à ce que ce vampire pourvoyeur de potence la fasse courir tout droit à la tombe.
— Vous auriez dû entendre l’avocat du forgeron accuser Quill d’employer la torture. Dehors, devant tout le monde. » Hezekiah sourit à ce souvenir. « Il tirait les ficelles et Quill dansait pour le public. »
John goûta l’image autant qu’Hezekiah, mais il était juge, et il avait acquis comme première qualité la capacité de garder son sérieux et de supprimer jusqu’à la moindre lueur dans son regard. « Vous êtes donc venu me dire que cette fille, cette Purity, est animée de bonnes intentions quand elle cherche à faire pendre ce jeune homme.
— Je vous dis seulement qu’il ne s’agit pas d’une vengeance pour un amour rejeté, ni d’aucun des motifs qui se cachent d’ordinaire derrière les procès en sorcellerie.
— Il s’agit de quoi, alors ? Parce que nous le savons bien tous les deux… (John jeta un regard à la ronde et baissa la voix) la seule certitude dans ce procès, c’est qu’il n’y a pas de sorciers.
— Le jeune homme se vantait tant et plus d’avoir un quelconque talent. Elle ne sait rien d’autre que ce qu’il lui a raconté, lui ou un autre membre du groupe. Mais elle l’a cru. Elle agit ainsi parce qu’il lui faut avoir foi dans la loi qui a pendu ses parents. Si elle s’imagine que la loi a eu tort, l’injustice dont ils ont été victimes la mènera tout droit à la folie.
— Oh, allons, Hezekiah… À la folie ? Auriez-vous lu des romans à sensation ?
— Je n’exagère pas. Elle éprouve une confiance totale dans la bienveillance de notre communauté chrétienne. Si elle pense qu’on a accusé et pendu ses parents à tort…
— Qui étaient ses parents ? Est-ce une affaire que j’ai…» Il fit alors mentalement le calcul – l’âge de la jeune femme, autant d’années en arrière – et comprit de qui elle était la fille. « Oh, Hezekiah. Cette affaire-là ? »
Des larmes coulèrent des yeux d’Hezekiah. « Je voulais que vous le sachiez, John, celle qui paraît l’accusatrice n’est que la dernière victime de cette lamentable affaire. »
John répondit avec douceur. « La Nouvelle-Angleterre est un pays agréable, Hezekiah. Nous avons notre lot d’hypocrisie, bien entendu, mais nous regardons généralement en face nos péchés et la fragilité de la nature humaine, et nous confessons nos erreurs aussitôt. Mais celle-ci… Comment en est-on arrivé là ?
— Vous n’avez pas vu ce que moi j’ai vu, John, fit Hezekiah.
— Non, ne me dites rien. Vous n’avez pas à vous excuser, mon ami. Vous étiez seul.
— Je n’ai pas pu… Je n’ai pas pu…»
John posa la main sur celle d’Hezekiah. « Voilà comment, d’un bon petit-déjeuner, nous faisons un repas indigeste, dit-il. Allons, vous n’avez rien à vous reprocher.
— Oh, si.
— Alors vous la défendez pour vous racheter ? »
Hezekiah fit non de la tête. « J’ai veillé sur elle toute sa vie. C’est ma pénitence. Rester ici, dans l’ombre. J’ai du sang sur les mains. Je n’en veux plus d’autre. Le jeune avocat qui se morfond en prison, c’est lui qui se chargera d’elle. Quand vous l’en sortirez, quand il défendra son ami, voyez s’il ne vous fournit pas le moyen de résoudre toute l’affaire. Tout ce que je demande, c’est de ne pas engager de poursuites contre l’accusatrice.
— Cet avocat anglais peut se charger de cette jeune femme, mais pas vous ?
— J’ai fait un vœu solennel devant Dieu.
— Et privé le barreau de Nouvelle-Angleterre d’un homme honnête. Et aussi la cour. Vous devriez porter la robe comme moi, mon ami. »
Hezekiah essuya brusquement les larmes de ses joues. « Merci de m’avoir reçu, John. Et de m’avoir traité en ami.
— Il en sera toujours ainsi, Hezekiah. Vous verrai-je au procès ?
— Comment pourrais-je le supporter, John ? Non. Que Dieu vous bénisse. Il vous a conduit ici, je le sais. Oui, je sais aussi que pour vous Dieu est un horloger qui a installé un ressort infini…
— Une phrase célèbre que je n’ai jamais dite mais qu’on m’attribue souvent…
— Je l’ai entendue de votre bouche.
— Réveillez votre mémoire, et vous vous souviendrez que je la citais pour la réfuter ! Je ne suis pas déiste comme Thomas Jefferson. Cette phrase est de lui. C’est le seul Dieu qu’il accepte d’adorer – un Dieu qui a fermé boutique pour aller voir ailleurs si bien qu’on ne risque pas de le contredire quand il débite ses absurdités sur l’“homme raisonnable”. Lui et son mur de séparation entre l’Église et l’État – quel boniment ! Un tel mur profite uniquement à ceux qui veulent maintenir Dieu de l’autre côté, ainsi peuvent-ils diviser la nation sans être gênés.
— Je m’en veux d’avoir amené votre ancien rival dans la conversation.
— Ce n’est pas vous, fit John. C’est moi. Ou plutôt c’est lui qui s’est amené tout seul. On imagine mal qu’il puisse encore me porter sur les nerfs, mais je suis exaspéré de voir que son petit pays va faire partie des États-Unis, et le mien non.
— Pour l’instant, fit Hezekiah.
— Pas de mon vivant, dit John, et je regrette, égoïste que je suis, de ne pas vivre assez longtemps pour le voir. Les États-Unis ont besoin de cette société puritaine pour contrebalancer la laïcité intolérante de Tom Jefferson. Écoutez-moi bien, quand un gouvernement se prétend le juge suprême de ses propres actes, il n’apporte pas la liberté comme l’affirme Jefferson, mais le chaos et l’oppression. Quand on écarte la religion du gouvernement, quand on n’écoute pas les hommes de foi, il ne reste plus que vénalité, prétention et ambition.
— J’espère que vous vous trompez, monsieur, dit Hezekiah. Beaucoup d’entre nous voient dans les États-Unis l’étape suivante de l’expérience américaine. La Nouvelle-Angleterre a suivi jusqu’ici, mais maintenant elle stagne.
— Comme le prouve ce procès. » John soupira. « J’espère sincèrement m’être trompé, Hezekiah. Mais j’ai raison. Tom Jefferson prétend défendre la liberté et m’accuse de vouloir promouvoir une espèce de théocratie ou d’aristocratie. Mais il n’y a pas de liberté dans cette voie-là.
— Comment pouvons-nous le savoir, monsieur ? fit Hezekiah. Personne ne l’a jamais prise.
— Moi si », fit John qui regretta aussitôt ses paroles.
Hezekiah le regarda avec étonnement puis sourit. « Vous avez peut-être une imagination féconde, monsieur, mais je doute qu’on l’accepte comme preuve. »
Mais il ne s’agissait pas d’imagination. John avait vu. Il avait vu aussi distinctement qu’il voyait Hezekiah devant lui en ce moment. C’était une sorte de don que Dieu lui avait accordé toute sa vie : il voyait de quelle façon s’écoulait le pouvoir et où il menait, sous forme de groupes d’hommes, petits comme gros. C’était une vision étrange et obscure qu’il ne pouvait expliquer à personne, et qu’il n’avait d’ailleurs jamais tenté d’expliquer, pas même à Abigail, mais elle lui permettait de définir une trajectoire à travers toutes les théories et philosophies qui grouillaient et tourbillonnaient dans l’ensemble des colonies de la Couronne. Elle lui avait permis de percer à jour Tom Jefferson. L’homme parlait de liberté, mais il ne se décidait pas à émanciper ses esclaves. Les abolitionnistes critiquaient son hypocrisie, mais ils faisaient fausse route. Plutôt qu’un amoureux de la liberté qui avait négligé de libérer ses esclaves, c’était un homme qui aimait diriger ses semblables, et il y parvenait en parlant de liberté. Jefferson avait mis son âme à nu à la face du monde lorsqu’il avait voulu réduire ses détracteurs au silence avec les lois sur les étrangers et la sédition, quasiment aussitôt après que l’Appalachie eut obtenu sa séparation de la Couronne. Voilà ce qu’il en était de son amour de la liberté – on avait la liberté de parole tant qu’on ne s’en servait pas pour contrarier sa politique ! Pourtant, à peine les lois abrogées – après des années d’acharnement à réduire ses ennemis au silence ou à l’exil –, on voyait encore en lui le champion de la liberté !
John Adams connaissait Tom Jefferson, voilà pourquoi il en était détesté, parce que John était réellement l’homme dont Jefferson donnait seulement l’image : un amoureux de la liberté, même celle de ses adversaires. Même celle de Tom Jefferson. Ce qui rendait la bataille inégale. Et avait offert la victoire à Jefferson.
« Vous allez bien, monsieur ? demanda Hezekiah.
— Je revis de vieilles batailles, répondit John. C’est le défaut de l’âge. On a des monceaux d’arguments qui se rouillent, et aucune querelle où les produire. Mon cerveau est un musée, mais je n’en suis hélas que l’unique visiteur, et je ne trouve même pas les expositions d’un grand intérêt. »
Hezekiah éclata de rire, mais on y sentait de la tendresse. « Je n’aimerais rien tant que le visiter. Mais je serais tenté de le piller, je le crains, et de tout emporter. »
À sa grande surprise, John sentit les larmes lui monter aux yeux en entendant les paroles d’Hezekiah. « C’est vrai, Hezekiah ? » Il battit rapidement des paupières et sa vision s’éclaircit. « Tenez, regardez, votre gentillesse a ému le vieillard que je suis. Vous avez trouvé le seul pot-de-vin auquel je suis sensible.
— Ce n’est pas de la flatterie, monsieur.
— Je le sais, fit John. C’est un honneur. Que Dieu me pardonne, mais je n’ai jamais pu éliminer la soif d’honneur de mon cœur.
— Ce n’est pas un péché, John. L’honneur des hommes bons ne se gagne que par la bonté. C’est ainsi que se reconnaissent entre eux les enfants de Dieu. C’est l’amour chrétien.
— Dieu m’a peut-être effectivement conduit ici. En réponse à mes propres prières.
— C’est peut-être de cette façon que procède Dieu, dit Hezekiah. On prie pour qu’il nous dépêche un messager, mais le messager a peut-être aussi prié pour remettre son message en un lieu plutôt qu’un autre, non ?
— Ce qui fait de moi un ange, c’est cela ?
— Qui se bat avec Jacob. Lui frappe la cuisse. Lui démet la hanche.
— Autrefois, vos allusions concernaient toutes Homère et les dramaturges grecs.
— Maintenant c’est la Bible, dit Hezekiah. J’ai davantage à craindre de la mort que vous.
— Mais davantage à attendre avant qu’elle n’arrive », répliqua John d’un air piteux.
Hezekiah éclata de rire, serra la main de son ancien professeur et quitta la table. John se carra sur son siège et dévora à belles dents son petit-déjeuner jusqu’à la dernière miette. L’entrevue avait été plus sentimentale qu’il ne s’y était attendu, ou qu’il n’aurait voulu, pour tout dire. Les émotions s’y entendaient pour envahir l’esprit, et ensuite on en faisait quoi ? Il fallait quand même continuer de vivre.
Sauf Hezekiah Study. Lui n’avait pas continué de vivre. Sa vie s’était terminée des années plus tôt dans le Netticut au bout de deux cordes.
Et ma vie à moi ? Quand s’est-elle terminée ? Parce qu’elle s’est terminée, je le vois à présent. Je suis comme Hezekiah. J’ai pris un virage, ou je ne l’ai pas pris ; je me suis arrêté, ou je n’ai pas réussi à m’arrêter. J’aurais dû être autre chose. J’aurais dû être président d’une jeune nation d’hommes libres. Non un juge dans un procès en sorcellerie. Non un petit gros qui mange les restes de son petit-déjeuner seul à table dans une pension de Cambridge et attend que le maudit Tom Jefferson meure, afin d’avoir la maigre satisfaction de survivre à ce salaud de fils de la Liberté.
Oh, Tom. Si seulement nous avions été amis, j’aurais pu te changer, tu aurais pu me changer, nous aurions pu réellement devenir les hommes d’État dont tu te donnes les airs et que j’aurais voulu être.
*
Purity dormit mal de toute la nuit. Elle avait subi la veille une épreuve intenable : courir, courir encore et toujours. Et pourtant elle avait tenu. Une véritable surprise. Elle transpirait, le souffle lui manquait, mais elle avait continué, continué, et tout au long de sa course elle avait perçu comme une musique dans sa tête. Dès qu’elle voulait l’écouter, en suivre la mélodie, le chant se retirait et elle n’entendait plus rien que la pulsation du sang sous son crâne, sa respiration saccadée, le martèlement sourd de ses pieds sur le terrain herbeux. Elle se mettait alors à tituber sur quelques pas, puis la musique revenait qui la soutenait et…
Elle savait de quoi il retournait. Arthur Stuart n’avait-il pas raconté qu’Alvin pouvait courir indéfiniment grâce au chant vert que lui avait enseigné le prophète rouge ? Ou était-ce Ta-Kumsaw lui-même ? Aucune importance. Alvin se servait de sa sorcellerie pour la soutenir et elle voulait lui crier d’arrêter.
Mais ses yeux s’étaient entrouverts depuis la veille. Grâce à Quill. Tout ce qu’elle disait était déformé. Elle n’avait jamais mentionné Satan, n’avait jamais songé à lui, mais sa rencontre avec Alvin et ses amis au bord du fleuve s’était mystérieusement muée en sabbat de sorciers, et le bain du forgeron en compagnie du jeune Noir en sodomie incestueuse. Elle comprenait enfin ce qui aurait dû être évident depuis le début et ce dont le révérend Study avait voulu la prévenir : la faute d’Alvin Smith, aussi grave soit-elle, n’était rien auprès du mal terrible qu’engendrait sa dénonciation comme sorcier. Que se serait-il passé si elle avait crié ce qu’elle avait sur le cœur ? « Arrêtez ! Arrêtez de m’ensorceler pour que je continue de courir ! » Elle n’aurait fait qu’aggraver la situation.
Est-ce là ce qu’ont connu mes parents ?
Peu à peu, au fil de la journée, elle avait noté certains détails.
C’était Quill qui respirait la peur et la rage, l’esprit en alerte afin de relever le moindre fait nouveau et l’ériger en preuve du mal qu’il traquait. Quill regardait Purity avec fascination et répugnance, un amalgame qu’elle trouvait aussi effrayant que troublant. Mais Alvin Smith, lui, se montrait avec elle aussi enjoué aujourd’hui qu’au bord de la rivière. Il ne l’avait pas blâmée de l’avoir fait enfermer. D’accord, il se servait de sa sorcellerie, du moins en avait-elle l’impression, mais par pure gentillesse envers elle. C’était la vérité – son propre talent le lui disait. Il la supportait un peu difficilement mais ne lui en voulait pas.
À présent, alors que le jour de sa déposition approchait, elle ne savait que faire. Si elle témoignait contre Alvin maintenant et disait la simple vérité, Quill s’arrangerait pour prétendre qu’elle ne révélait pas tout. Elle imaginait d’ici les questions : « Pourquoi refusez-vous de mentionner le sabbat ?
— Il n’y avait pas de sabbat.
— Et la débauche dans le plus simple appareil entre cet homme et ce petit métis qui est, paraît-il, comme son propre fils ?
— Ils jouaient dans le fleuve, rien de plus.
— Ah, ils jouaient dans le fleuve, un homme et un jeune garçon aussi nus l’un que l’autre, ils folâtraient dans le fleuve, c’est ce que vous affirmez ? » Oh, ce serait horrible, chacune de ses paroles serait déformée.
Beaucoup plus simple de confesser un crime moins grave : j’ai tout inventé, Votre Honneur, parce qu’ils m’ont fait peur au bord du fleuve et j’ai voulu qu’ils ressentent la même chose. J’ai tout inventé parce que je venais d’apprendre qu’on avait pendu mes parents pour sorcellerie et je voulais montrer qu’on accorde trop facilement crédit aux fausses accusations.
Elle avait presque opté pour cette marche à suivre lorsque la clé tourna dans la serrure et que la porte s’ouvrit sur Quill, le visage amène et souriant, empli d’amour. Aux yeux de la jeune femme, il respirait la haine, et elle voyait à présent ce qui lui avait curieusement échappé jusque-là : Quill voulait sa mort.
Comment avait-elle pu ne pas s’en apercevoir ? C’était son talent de connaître les intentions des gens, de deviner ce qu’ils s’apprêtaient à faire. Elle n’avait pourtant pas vu plus loin que son sourire à leur première rencontre, n’avait retenu que son amour, sa compassion et son inquiétude sincères pour elle. Comment son talent avait-il pu la trahir ?
Y avait-il un rapport avec ce que lui avait dit Quill durant un de ses nombreux discours décousus sur Satan ? Que Satan n’était pas loyal et ne soutenait pas ses disciples ?
Pourquoi, alors, verrait-elle maintenant la vérité ?
Était-ce seulement la vérité ? Satan la trompait-elle en lui faisant croire qu’elle voyait de la haine là où n’existait qu’amour ?
Aucun moyen de sortir de ce cercle de doute. Aucune prise solide où s’accrocher. Alvin Smith, qui reconnaissait pratiquer la sorcellerie, était charmant et indulgent avec elle malgré tout le mal qu’elle lui causait. Quill, le serviteur de Dieu dans sa lutte contre la sorcellerie, déformait chacune de ses paroles afin de l’amener à faire un faux témoignage contre Smith et ses amis. Et maintenant il avait l’air de vouloir sa pendaison. C’est ce qu’il paraissait, du moins. La vérité était-elle aussi simple ? Les choses pouvaient-elles être exactement ce qu’elles paraissaient ?
« Je sais à quoi vous pensez, dit Quill d’une voix douce.
— Vraiment ? murmura-t-elle.
— Vous pensez vouloir revenir sur votre déposition contre Alvin Smith et faire annuler tout le procès. Je le sais parce que tout le monde pense la même chose juste avant le procès. »
Elle ne répondit rien. Elle sentait la malveillance lui sourdre de tous les pores comme les relents d’un bébé dont on n’a pas changé les couches.
« Il ne serait pas annulé, reprit Quill. J’ai déjà votre déposition sous serment. En fin de compte, on ajouterait le parjure à vos crimes. Pire encore, après votre repentir, vous donneriez l’impression d’être retournée à Satan et de vouloir dissimuler ses œuvres. En fait, on dirait bien que vous dissimuliez déjà les autres sorciers de Cambridge. Vous ne comptiez tout de même pas protéger vos amis et n’incriminer que les étrangers, dites-moi ? Êtes-vous donc si naïve ? Étiez-vous tellement prise dans les pièges et les rets de Satan que vous pensiez pouvoir vous cacher de Dieu ?
— Je n’ai rien caché. » Au moment où elle le disait, elle comprenait la futilité de son démenti.
« J’ai ici une liste des professeurs et assistants de Cambridge connus pour créer un climat d’hostilité envers la foi et la piété dans leurs classes. Vous n’êtes pas la seule à les dénoncer – mes collègues et moi-même avons dressé cette liste au fil des ans. Emerson, par exemple, tourne en ridicule l’idée même que puissent exister sorciers et sorcellerie. Vous appréciez Emerson, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que vous preniez grand soin d’espionner ses cours du dehors.
— Je n’espionnais pas. J’avais l’autorisation d’écouter, se défendit Purity.
— Vous l’avez entendu, dit Quill. Mais ma question est : l’avez-vous vu ? À un sabbat ?
— Je n’ai jamais assisté à un sabbat, alors comment aurais-je pu l’y voir ?
— N’ergotez pas avec moi, murmura Quill. Le syllogisme est faux parce que votre déposition est fausse. Vous m’avez vous-même parlé d’un sabbat de sorciers.
— Jamais de la vie.
— La débauche, souffla-t-il. Les crimes contre nature. »
Elle le regarda hardiment en face, lut son envie démente de donner la mort si clairement dans le feu de sa figure, dans la tension de ses muscles, qu’elle n’avait pas besoin de talent pour s’en apercevoir. « C’est vous qui détestez la nature, dit-elle. Vous êtes l’ennemi de Dieu.
— Piètre défense. Je vous déconseille de recourir à cet argument devant la cour. Il n’aboutira qu’à démontrer votre bêtise et j’y répondrai sans peine.
— Vous êtes l’ennemi de la bonté et de la décence, dit-elle d’une voix à présent plus assurée, et, dans la mesure où Dieu est bon, vous détestez Dieu.
— “Dans la mesure où” ? Les professeurs vous ont bien éduquée. Je crois que votre réponse, malgré vos efforts pour me tromper, est forcément oui à la question : Avez-vous vu Emerson à un sabbat ?
— Je n’ai rien dit de tel.
— J’affirme qu’en usant d’un langage professoral au milieu d’une dénonciation satanique de mon rôle au service de Dieu, votre esprit véritable, prisonnier impuissant de Satan, s’efforçait de m’adresser un message codé dénonçant Emerson.
— Qui croirait une absurdité pareille ?
— Je le dirai d’une façon que la cour comprendra », répondit Quill. Il cocha le nom d’Emerson. « Emerson, oui. Un espion de Satan, et d’un ! Maintenant voyons les autres noms.
— “Message codé”, répéta-t-elle avec dédain.
— Ce que vous ne comprenez pas, c’est que vos sarcasmes attestent votre mépris de la sainteté. Vous haïssez tout ce qui est bon et honnête, et votre mépris le prouve.
— Allez-vous-en.
— Pour l’instant, fit Quill. La lecture de votre acte d’accusation est prévue pour ce matin. Le juge veut vous entendre quand Alvin Smith présentera sa défense. »
Mais elle n’était pas dupe. Son talent était trop sûr pour qu’elle doute de ce qu’elle voyait à présent. « Vous mentez très mal, Quill, dit-elle. Le juge n’a jamais besoin de témoin à la lecture de l’acte d’accusation. J’y serai parce qu’on doit m’accuser aussi. »
Quill lui remit aussitôt sa figure sous le nez. « Satan vous a soufflé ce mensonge, n’est-ce pas ?
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Je l’ai vu, fit-il. Je l’ai vu vous le souffler.
— Vous êtes fou.
— Je vous ai vue me regarder, et soudain on vous a dit quelque chose que vous ne saviez pas encore. Le souffle de Satan. »
L’avait-il vraiment vu ? Était-ce son talent d’en voir d’autres à l’œuvre ?
Non. Il avait celui de trouver le mensonge utile caché dans toute vérité inutile. Il avait tout bonnement vu l’expression de son visage se modifier lorsqu’elle avait compris la vérité sur ses intentions.
« Satan ne m’a jamais rien dit, fit-elle.
— Mais vous m’avez déjà parlé de votre talent, répliqua-t-il avec un sourire. Ne vous rétractez pas, sinon il vous en cuira.
— J’ai peut-être un talent pour voir les intentions des gens, dit-elle sur un ton provocant. Cela ne veut pas dire qu’il me vient de Satan !
— Oui, fit-il. Utilisez ce système devant la cour. Confessez votre péché et ensuite niez qu’il s’agit d’un péché. Vous allez voir ce que la loi vous réserve. » Il tendit le bras et lui toucha doucement la main, comme une caresse. « Dieu vous aime, mon enfant. Ne le rejetez pas. Détournez-vous de Satan. Reconnaissez tout le mal que vous avez fait et vous prouverez votre désir de ne pas recommencer. Vivez, portez des enfants, ainsi que Dieu l’a voulu. C’est Satan, et non Dieu, qui veut vous voir vous balancer au bout d’une corde.
— Oui, dit-elle. Là, au moins, vous avez raison. Satan, votre maître, veut ma mort. »
Il lui fit un clin d’œil, se leva et gagna la porte. « C’est bien. Continuez ainsi. Et vous serez pendue. » Puis il sortit, et la porte fut verrouillée derrière lui.
Elle trembla de froid comme si ce n’était pas l’été, comme si la chaleur n’oppressait pas déjà aux premières heures de la matinée. Tout lui apparaissait clairement à présent. Quill était venu en sachant d’avance ce qu’il allait faire : à partir d’une simple accusation d’usage de talent, forger une fable sur Satan et des perversions dégoûtantes. Il savait qu’il devait opérer ainsi parce que les honnêtes gens ne racontaient jamais d’histoires sur le Malin. Il savait qu’elle ne citerait aucun autre participant à des sabbats de sorciers parce que de telles assemblées n’avaient jamais lieu, et qu’il fallait arracher toutes les dénonciations de ce genre sous les tortures autorisées par la loi. Les sorceleurs procédaient comme Quill, sinon personne ne serait jamais reconnu coupable de commerce avec Satan.
Voilà comment ses parents étaient morts. Non pas parce qu’ils avaient vraiment reçu des talents de Satan, mais parce qu’ils refusaient de jouer le jeu des sorceleurs, de persécuter avec eux d’autres gens. Ils refusaient d’avouer des mensonges. Ils étaient morts parce que la cité de Dieu tenait tellement à la pureté qu’elle avait engendré sa propre impureté. Le mal que causaient les sorceleurs était pire que celui qu’ils prétendaient éviter. Et pourtant la population de Nouvelle-Angleterre avait tellement peur de ne pas se montrer à la hauteur des idéaux puritains qu’elle n’osait pas s’élever contre une loi censée les protéger de Satan.
Je les ai crus. Ils ont tué mes parents, m’ont élevée en orpheline, salie en répandant le bruit que je servais le Malin, et, au lieu de les dénoncer pour leurs crimes envers moi, je les ai crus et j’ai voulu rendre la pareille à un autre. À cet Alvin Smith qui ne m’a fait aucun mal.
Purity se jeta à genoux et pria. Ô notre Père qui êtes aux cieux, qu’ai-je fait, qu’ai-je fait ?…
*
Alvin termina le petit-déjeuner minable qu’on servait aux captifs de la prison puis s’étendit sur le dos sur son lit de camp afin de passer en revue les êtres chers à son cœur. Loin à Camelot, sa femme et leur enfant à naître se portaient à merveille. À Vigor Church, son père et sa mère, ses frères et sœurs, tous allaient bien, pas de malades ni de blessés. Tout près, on sortait En-Vérité de sa cellule. Alvin le suivit un moment afin de s’assurer qu’on le relâchait. Oui, à la porte du palais de justice on le laissa libre d’aller chercher son petit-déjeuner.
Au bord du fleuve, Arthur Stuart et Mike Fink péchaient pendant qu’Audubon peignait un martin-pêcheur dans la lumière du petit matin. Tout se passait sans anicroche.
C’est uniquement par hasard qu’Alvin remarqua les autres flammes de vie qui convergeaient vers le fleuve. Il aurait parfaitement pu ne rien voir, perdu dans une rêverie où il mangeait du poisson tout juste péché et grillé sur un feu qui fumait, mais un détail clochait, un changement imperceptible dans le décor que traversait sa bestiole. Comme un frémissement dans l’atmosphère, l’impression d’une forme indistincte qui rôdait tout près, qui tremblotait à la limite de la vision.
Alvin savait de quoi il s’agissait. Le Défaiseur courait le monde.
Pourquoi le Défaiseur se manifestait-il avec les dizainiers ? Rien n’avait indiqué sa présence autour de Quill, pourtant un partisan évident de la destruction.
Bien entendu, la question même contenait sa réponse. Le Défaiseur n’avait nul besoin d’apparaître là où des individus servaient sa cause spontanément, sciemment. Passionnément. Quill n’était pas comme le révérend Thrower. Inutile de lui raconter des mensonges. Il se complaisait dans le rôle du serpent au jardin d’Éden. Il aurait été déçu qu’un autre le joue à sa place. Mais les dizainiers étaient d’honnêtes gens et le Défaiseur devait les conduire.
Car il les conduisait, littéralement. Quill leur avait demandé de chercher un sabbat de sorciers. Ils s’étaient mis en route sans destination précise mais avec une vague idée d’aller fouiner du côté du fleuve puisque Purity y avait soi-disant rencontré le groupe d’Alvin. À présent, dès qu’ils s’éloignaient d’Arthur, Mike et Jean-Jacques, ils retombaient sous l’influence du Défaiseur et se sentaient mal à l’aise, comme effrayés. Ils faisaient alors demi-tour pour s’en repartir vivement dans l’autre sens. Et se rapprocher des amis d’Alvin.
Bon, se dit Alvin, le jeu est bien plus drôle à deux.
Sa première intention fut de faire monter un brouillard du fleuve afin de les empêcher de trouver leur chemin. Mais il changea tout de suite d’avis. Le Défaiseur pouvait les guider, qu’ils voient ou non leur route. Le brouillard ne ferait qu’aggraver les soupçons, qu’ajouter à l’impression de sorcellerie lorsqu’ils raconteraient leur histoire plus tard. Et puis le brouillard se composait d’eau, et l’eau était l’élément dont se servait le plus volontiers le Défaiseur. Alvin n’était pas absolument certain d’avoir une emprise assez forte, surtout de loin, pour empêcher le Défaiseur de tourner le brouillard à son avantage. Quelqu’un pourrait glisser et se tuer, et on en rendrait la sorcellerie responsable.
À quoi s’intéressaient les dizainiers ? C’étaient de braves gens qui servaient leur communauté, qui la protégeaient et maintenaient la paix parmi les voisins et dans les ménages. Quand un couple se querellait, c’était un dizainier qui l’aidait à régler le différend, ou qui le séparait au besoin pour quelque temps. Quand une personne violait la loi somptuaire ou employait un langage grossier, ou contrevenait par ailleurs aux règles qui permettaient à la collectivité de rester pure, c’était un dizainier qui l’engageait à s’amender, tranquillement, sans recourir aux grands remèdes. C’étaient les dizainiers qui réduisaient au minimum le travail des tribunaux.
Et un dizainier ne durait pas longtemps comme tel dans une ville de Nouvelle-Angleterre s’il se croyait investi d’une quelconque autorité personnelle. Il n’en avait aucune. Il était plutôt la voix et le bras de l’ensemble de la communauté, et tout le monde préférait une voix douce et un bras léger. Tous ceux qui donnaient l’impression d’aimer régenter leurs semblables n’étaient tout bonnement pas choisis lorsqu’il fallait former l’équipe suivante de dizainiers. Parfois ils s’apercevaient qu’on n’avait pas fait appel à eux depuis de nombreuses années et se demandaient pourquoi ; certains même posaient la question et s’efforçaient de s’amender. S’ils ne la posaient pas, on les laissait dans l’ignorance. L’important, c’était que le travail soit fait, et en douceur.
Ce n’étaient donc pas des brutes maniaques de la trique qu’on dirigeait vers le fleuve. Rien à voir avec les pisteurs qui avaient autrefois poursuivi Arthur Stuart à Hatrack River et se réjouissaient de tuer quiconque s’opposait à eux par la force. Ni même avec le révérend Thrower, quelque peu abusé par le Défaiseur mais qui pourchassait et extirpait néanmoins le mal avec ardeur.
Comment détourner de braves gens d’une voie maléfique ? Comment les inciter à ignorer le Défaiseur et à lui refuser tout pouvoir de les diriger ?
Alvin envoya sa bestiole dans le village de Cambridge. Dans les foyers. Chercha des voix, celles d’enfants. Il avait besoin d’une voix d’enfant en détresse, mais il comprit vite qu’une bonne localité puritaine traitait bien ses jeunes et veillait sur eux. Il lui faudrait se montrer un peu méchant pour obtenir ce qu’il voulait.
Une cuisine. Une fillette de trois ans regardait sa mère couper des oignons. La mère se penchait sur sa chaise. Ce fut on ne peut plus facile pour Alvin d’affaiblir le pied de la chaise qui se brisa. La femme tomba en poussant un cri. Alvin s’arrangea pour qu’elle s’en tire sans mal. Ce qui l’intéressait, c’était la réaction de l’enfant, pas la sienne. Elle ne se fit pas attendre. La fillette brailla : « Maman ! »
Alvin se saisit du cri, de sa configuration dans l’espace. Il le transporta, le renforça, accentua les ondes tremblotantes ; il les superposa, les répercuta, en ralentit certaines, en accéléra d’autres dans un entrelacs sonore savant. Une tâche difficile qui réclama toute sa concentration, mais enfin il envoya la première reproduction du cri de la fillette aux dizainiers.
« Maman ! »
Ils se retournèrent d’un coup, croyant l’entendre à faible distance derrière eux, à l’écart du fleuve.
À nouveau, un peu moins fort : « Maman ! »
Aussitôt les dizainiers rebroussèrent chemin, n’écoutant que leur devoir. Leur devoir leur imposait aussi de rechercher des sorciers, mais la détresse d’un enfant appelant sa mère était autrement importante.
Ils se précipitèrent tous vers le Défaiseur qui leur emplit évidemment le cœur d’effroi, mais à cet instant Alvin leur fit entendre le cri de la fillette pour la troisième et dernière fois, si bien qu’au moment où la peur les saisit, au lieu de reculer, ils redoublèrent de vitesse en avant. D’un sentiment de danger personnel, la peur se transforma en un besoin urgent de rejoindre l’enfant sûrement en danger – ce n’était plus une barrière mais un aiguillon.
Le Défaiseur tenta de rester un moment avec eux et de leur infliger d’autres émotions – colère, horreur – mais tous ses efforts desservaient ses objectifs. Il ne comprenait pas sur quoi s’appuyait Alvin : l’aptitude des hommes honnêtes à agir contre leurs propres intérêts pour venir en aide à ceux qui leur faisaient confiance. Il comprenait comment on poussait les gens à tuer dans une guerre. Mais pas du tout pourquoi ils voulaient mourir.
Les dizainiers fouillèrent donc en vain les bois et les prés, en quête de la fillette dont ils avaient entendu la voix, puis finirent par renoncer pour retourner au village découvrir quelle gamine manquait et organiser une battue. Or tous les enfants répondirent à l’appel et, malgré quelques inquiétudes – ils avaient tous entendu la voix, après tout –, ils reprirent leurs activités habituelles en se disant que la chasse aux sorciers pourrait bien attendre le lendemain.
Au bord du fleuve, Arthur, Mike et Jean-Jacques ne se doutèrent pas un instant que le Défaiseur les avait traqués.
Dans sa cellule, Alvin ne désirait qu’une chose : rester couché et dormir. C’est alors que le shérif vint le chercher pour l’emmener au tribunal entendre la lecture de son acte d’accusation.
*
En-Vérité ne disposa que de quelques minutes pour s’entretenir avec Alvin avant le début de la lecture, et en présence du shérif ; ils ne purent donc se parler ouvertement – mais c’était la règle lors des procès en sorcellerie afin d’éviter qu’on transmette à l’inculpé potions, poudres ou malédictions verbales secrètes.
« Quelles que soient les apparences, Alvin, tu dois me faire confiance.
— Pourquoi ? Quelles apparences ?
— Le juge, c’est John Adams. J’ai lu ses écrits et les comptes rendus des procès auxquels il a participé, comme avocat ou comme juge, depuis le tout début de mes études de droit. L’homme est profondément honnête. J’ignorais pourtant qu’il s’occupait de procès en sorcellerie et je n’avais donc aucune idée de son opinion sur la question. Mais, quand je suis sorti de prison ce matin, j’ai rencontré un habitant d’ici…
— Pas b’soin de donner des noms », fit Alvin.
En-Vérité sourit. « Un habitant, donc, qui a un peu étudié la loi en la matière – d’ailleurs il s’appelle Study, comme “étude”, quoi –, et d’après lui Adams n’a jamais rendu de verdict dans une affaire de sorcellerie.
— Qu’esse ça veut dire ?
— Il y a toujours eu un vice de forme dans la déposition des sorceleurs et il a conclu par un non-lieu.
— C’est bon pour nous autres, alors, fit Alvin.
— Non, répliqua En-Vérité. C’est mauvais.
— Je m’en repartirais libre, non ?
— Mais la loi ne changerait pas. »
Alvin roula des yeux. « En-Vérité, j’suis pas revenu icitte pour essayer d’réformer la Nouvelle-Angleterre, j’suis venu pour…
— Nous sommes venus aider Purity, le coupa son ami. Elle et tous les autres. Sais-tu ce que ça voudrait dire si on trouvait des vices de forme dans la loi elle-même ? Adams est un homme de grande réputation. Même prises au tribunal itinérant de Boston, ses décisions seraient suivies avec intérêt et créeraient des précédents utilisables en Angleterre comme en Amérique. La bonne décision pourrait signifier la fin des procès en sorcellerie, ici comme là-bas. »
Alvin sourit faiblement. « T’as une trop bonne opinion de la nature humaine.
— Ah oui ?
— C’est pas la loi qu’a amené les procès en sorcellerie. C’est l’envie d’avoir des procès en sorcellerie qu’a amené la loi.
— Mais si on supprime la base légale…
— Écoute, En-Vérité, tu t’figures que les hommes comme Quill vont disparaître complètement par rapport qu’y a pus d’sorcellerie pour leur donner ce qu’ils veulent ? Non, ils trouveront une aut’ manière de faire leur ouvrage.
— Tu n’en sais rien.
— Si c’est pas la sorcellerie, ils trouveront d’autres délits qui donneront l’même résultat T’auras du monde ordinaire qui fait des bêtises ordinaires, ou même pas d’bêtises du tout qui s’occupe de ses affaires, et d’un coup l’sorceleux va trouver du Malin là-d’sous et virer c’que disent les genses en preuves qu’ils sont responsables de tout ce qui va mal.
— Aucune autre loi ne fonctionne comme ça.
— C’est par rapport qu’on a des lois sus la sorcellerie, Véry. Dès qu’y en aura plus, on trouvera une manière de réunir tous les péchés du monde, d’les mettre sus l’dos d’un pauvre couillon qu’a attiré l’attention, pis de l’détruire, lui et tous ses amis.
— Purity n’est pas malveillante, Alvin.
— Mais Quill, si. »
Le shérif se pencha. « J’essaye de pas écouter, les gars, mais vous connaissez que c’est un délit de dire du mal d’un sorceleux. Pour ce Quill, c’est la preuve que Satan vous tient par les couilles, si vous m’passez l’expression.
— Merci de nous le rappeler, monsieur, fit En-Vérité. La parole dépassait la pensée de mon client, il ne faut pas l’entendre telle qu’il l’a dite. »
Le shérif roula des yeux. « Pour ce que j’en connais, l’important, c’est pas ce qu’on entend quand vous l’dites, vous, mais ce qu’on entendra quand Quill le répétera. »
En-Vérité fit un grand sourire au shérif puis à son ami.
« Pourquoi tu souris ? demanda Alvin.
— Je viens d’avoir la preuve que tu te trompes. Les gens n’aiment pas le système des procès en sorcellerie. Les gens n’aiment pas l’injustice. Qu’on supprime ces lois et personne ne les regrettera. »
Alvin secoua la tête. « Les braves genses les regretteront pas. Seulement, c’est pas les braves genses qui les ont instaurées, mais ceusses qu’avaient peur. Le monde est pas sûr. Des tas d’misères arrivent même quand on est prudent et qu’on fait rien d’mal. Les braves genses, les forts, ils supportent sans broncher, mais les faibles et les apeurés, ils veulent mettre ça sus l’dos de quèqu’un. Les braves genses se diront qu’ils ont éliminé les procès en sorcellerie, mais la génération suivante changera d’avis, et ils s’en r’viendront, avec des chapeaux différents et un autre nom, mais des procès en sorcellerie tout d’même, où on cherchera plusse à punir le monde qu’à connaître s’il est vraiment coupable ou pas.
— Alors on les éliminera encore », fit En-Vérité.
Alvin haussa les épaules. « ’videmment, c’est ce qu’on fera, une fois qu’on aura compris le pourquoi et l’comment. P’t-être que l’prochain coup les sorceleux en auront après l’monde qu’a des opinions qui leur déplaisent, qui prie pas d’la bonne manière ou pas dans la bonne église, ou du monde qu’est pas beau, qui cause drôle, qu’est pas assez poli ou qui porte pas les bons habits. Pourraient bien un jour ouvrir des procès pour condamner l’monde d’être puritain. »
En-Vérité se pencha et chuchota dans le creux de l’oreille d’Alvin. « Sans vouloir te manquer de respect, Al, c’est ta femme qui voit dans l’avenir, pas toi.
— Pas de messes basses, fit le shérif. Vous pourriez vouloir me repasser la vérole. » Il gloussa, mais son ton trahissait une réelle pointe d’inquiétude.
Alvin répondit à En-Vérité à haute voix. « Sans vouloir t’offenser, Véry, y a pas b’soin d’un talent pour connaître que la nature humaine va pas changer d’sitôt. »
En-Vérité se leva. « C’est l’heure de la lecture de l’acte d’accusation, Alvin. Je ne vois pas l’intérêt de parler philosophie avant un procès. Jusqu’à maintenant, je ne te savais pas aussi cynique sur la nature humaine.
— Je connais le pouvoir du Défaiseur, dit Alvin. Il faiblit jamais. Il abandonne jamais non plus. Il essaye d’un autre côté. » En secouant la tête, En-Vérité sortit en tête du local. Le shérif, solidement cramponné à l’extrémité de la chaîne d’Alvin, le suivait de près. « J’dois dire, j’ai jamais vu de prisonnier aussi peu s’tracasser d’être condamné ou pas. »
Alvin leva la main et se gratta l’aile du nez. « Je m’tracasse pas trop, je r’connais. » Puis il rabaissa la main.
Ils arrivaient presque à la salle d’audience quand le shérif s’aperçut que le prisonnier n’avait physiquement pas eu la possibilité de lever la main jusqu’à son visage à cause de la chaîne qui reliait les menottes de ses poignets à celles des chevilles. Mais il n’était déjà plus très sûr d’avoir vu le jeune gars se gratter le nez. Il croyait seulement s’en souvenir. Sa tête devait lui jouer des tours. Après tout, si Alvin Smith pouvait, comme ça, se libérer de menottes de fer, pourquoi ne s’était-il pas sauvé de la prison durant la nuit ?